Le macronisme néolibéral : une bureaucratie rassie.

« Votre attestation, s’il vous plaît ! Le macronisme est une bureaucratie. »

Par Simon Blin — 23 novembre 2020 à 18:01. In Libération

Le règne de la paperasse n’est pas le seul fait des régimes autoritaires. L’attestation dérogatoire de déplacement n’est-elle pas le signe d’un nouvel enfer bureaucratique ?

La gestion du Covid est-elle le plus grand moment bureaucratique de l’histoire récente ? Entre l’attestation dérogatoire de déplacement, la réduction du périmètre de circulation à un petit kilomètre et la limitation de nos ravitaillements aux «besoins essentiels», c’est peu dire que les pouvoirs publics auront su faire preuve d’inventivité administrative. De ce point de vue, le formulaire de sortie, pour ne reprendre que cet exemple, ses neuf cases à cocher et ses trois notes de bas de page, en est l’une des formes les plus abouties. «Porter à ce niveau de raffinement l’attestation dérogatoire et ses variations modales témoigne d’un génie bureaucratique qui mériterait presque le respect – celui que les papillons ont pour les entomologistes qui les épinglent sur le liège», a récemment tweeté le géographe Michel Lussault.

Imaginaire kafkaïen

Que ce summum réglementaire se produise sous le mandat d’Emmanuel Macron est d’une cruelle ironie. Lui qui voulait «libérer les énergies», faire de la nation française une start-up géante, flexibiliser et rendre l’«agilité» aux salariés et aux entreprises. «Sur le papier, tout semblait prêt pour que le pays ose une aventure à laquelle il s’était soustrait jusque-là, écrit Michaël Fœssel dans Libération . Un président convaincu par l’efficience des marchés, peu soucieux des pesanteurs administratives, féru d’innovation et réputé ouvert sur les sujets de société.» Mais «le libéralisme est une idéologie qui s’éteint avec les couvre-feux, les attentats et autres états d’urgence. Serait-il trop optimiste pour affronter les tragédies ?» s’interroge le philosophe.

Comment le président startupper en est-il arrivé à distribuer des bons de sortie téléchargeables sur smartphone, dont le degré d’ingéniosité rappellerait presque les grandes heures du système soviétique ? Tout ne s’est pas fait en un seul jour. Si la notion de bureaucratie renvoie la plupart du temps à un imaginaire kafkaïen – lourd préjugé qui s’abat le plus souvent sur les services publics -, elle est d’abord le fruit de la révolution industrielle et du besoin pour l’Etat de garantir l’exécution de ses directives. Max Weber la conceptualise comme un processus naturel, quasi civilisationnel, de rationalisation. Mais pour le grand public, le terme est surtout synonyme des excès du pouvoir administratif laissé aux mains d’austères fonctionnaires en costume gris. Un peu à l’image de ceux que rencontre Jonathan Pryce au service du Recouvrement d’Information dans Brazil de Terry Gilliam.

C’est que les pratiques bureaucratiques ne cessent de s’étendre dans tous les domaines de la société, souvent dans le but affiché de faire gagner temps et efficacité aux travailleurs. Dans la Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale (La Découverte, 2012), la politologue Béatrice Hibou souligne ainsi l’invasion des procédures (autant dans l’administration étatique que dans le privé) dans le reste de la vie quotidienne des individus. Tout le paradoxe est là, selon la chercheuse au CNRS : pensés initialement pour éliminer la redondance, de nouveaux procédés et instances (rapports d’activité, supervision des activités, statuts hiérarchiques intermédiaires, comités de surveillance réglementaire…) se retournent parfois contre l’efficacité elle-même.

Novlangue managériale

Contrairement à une idée reçue, le néolibéralisme n’est pas étranger à cette inflation des normes et autres «plans de continuité». Ce courant de pensée constitue même, à partir des années 70, le creuset du «New Public Management», nouveau mantra idéologique qui suggère l’importation de la logique entrepreneuriale (ses principes de performance, de compétitivité et de rentabilité) dans l’action publique. Chez les Anglo-Saxons, où Macron puise son inspiration, cela signifie l’intervention minimale de l’Etat au bénéfice d’une multiplication – on n’est pas à un paradoxe près – de sous-traitants publics ou privés et coopérant sur une base contractuelle. Pour les néolibéraux adeptes de la disruption, la bureaucratie est l’envers de leur monde.

Sauf que l’économie néolibérale et son discours «moins d’Etat» a fini par produire elle-même ses propres aliénations, expliquait l’anthropologue américain David Graeber dans son essai Bureaucratie (les Liens qui libèrent, 2012). Pour le militant anarchiste, mort en septembre, la bureaucratie est une conséquence paradoxale des politiques de dérégulation : toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les lourdeurs étatiques aurait, selon lui, pour effet ultime l’apparition de nouvelles contraintes et obligations. Des rapports que personne ne lit, des réunions que personne n’écoute, des process et une novlangue managériale que personne ne comprend : selon Graeber, l’«utopie bureaucratique», qui culmine dans sa fusion avec le capitalisme financier, conduit à ce qu’il appelle une société de «boulots à la con», ces emplois normatifs chargés de faire fonctionner la chaîne protocolaire.

«Évaluer l’évaluation»

Le phénomène bureaucratique n’est donc pas qu’une passion de dictateur communiste. Et l’affaire ne serait pas si grave si elle n’avait pas mis le système de santé publique en pièces par une gestion comptable des lits d’hôpitaux. Celui de la recherche publique n’est pas en reste. Depuis des années, les chercheurs se disent noyés dans un trop-plein de complexité administrative et de paperasse à remplir, fût-elle dématérialisée, au lieu de se consacrer à leurs travaux. La semaine dernière encore, ils étaient dans la rue pour dénoncer, entre autres, un système d’évaluation permanente de projets de recherche, de projets de financement de recherche, d’articles scientifiques, de projets d’articles. Bref, un monde académique où l’on «évalue l’évaluation elle-même».

Or c’est bien l’un des aspects que la future réforme de la recherche publique, d’inspiration dite «libérale» et adoptée par l’Assemblée nationale cette semaine, risque d’aggraver durablement, si l’on en croit l’avis d’une écrasante majorité d’universitaires. «L’exécutif veut encore renforcer les appels à projet comme source de financement de la recherche, et ce alors que les universitaires dénoncent la bureaucratie académique qui en résulte», écrivaient une vingtaine d’éminents chercheurs en février dans Libération . Si bien que le monde universitaire en appelle désormais aux «libertés académiques», jugeant son «autonomie» intellectuelle et institutionnelle menacée. Un comble pour cette énième réforme pourtant censée, comme l’avait annoncé Edouard Philippe en 2019, redonner de la «liberté» au secteur.

Simon Blin

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