Affaire Ariane Lavrilleux : Comment en arrive-t-on là

Scandaleux ! Sous l’empire d’une technocratie qui ne se sert du service public que comme tremplin ou marchepied de carrière, on s’habitue de plus en plus à trouver normales des choses anormales, à accepter de prendre des vessies pour des lanternes, à laisser une phraséologie creuse et hypocrite se transformer en doxa et pour finir a aliéner les droits les plus élémentaires. Comment en arrive-t-on là ?

La France, au plus haut niveau, fricote avec un certain nombre de régimes non démocratiques de la planète, choisis non pour des raisons stratégiques ou éthiques mais en fonction d’intérêts commerciaux ou industriels. Dans quel but ? C’est là le problème justement : il ne s’agit pas de défendre prioritairement la sécurité des Français et les intérêts à long terme de notre pays, de ses valeurs, de sa culture et de son économie – ou alors il faudrait le démontrer – mais pour remplir les caisses d’un certain nombre d’entreprises privées ou contrôlées par l’Etat et parallèlement, celles d’intermédiaires marchands ou politiques, français ou étrangers. L’ère Sarkozy a été une démonstration éclatante de ce chancre qui ronge notre gouvernance politique mais le mal n’a pas disparu, il continue de plus belle comme en témoigne la transformation de la Présidence de la République et de ses ministères principaux en centre de promotion des exportations d’armes.

Cette évolution s’explique nous semble-t-il par trois facteurs principaux :

1. La dérive de la Ve République qui petit à petit fait du Président de la République, non seulement le responsable ultime de l’engagement de Défense du pays mais l’homme-orchestre de notre politique internationale globale, le Parlement lui abandonnant progressivement toute initiative et tout contrôle sérieux de notre politique extérieure, à l’heure ou la mondialisation et la nécessaire promotion de nos intérêts culturels devraient au contraire en faire un enjeu national. Les esprits formatés par Bercy ont donc entrepris d’évacuer vers Bruxelles, au mépris d’ailleurs des Traités, toute initiative politique sérieuse ce qui revient à se rendre dépendants des intérêts américains. Par contre le business d’armement, qui n’est nullement à confondre avec les enjeux de Défense Nationale ou de sécurité intérieure, devient lui une prérogative présidentielle comme en atteste d’ailleurs le calendrier des déplacements du Président. On assiste ainsi à une inversion des valeurs : les ventes d’armement, loin de venir simplement, le cas échéant, en appui de la politique extérieure, se substituent à elle pour en devenir la raison d’être ce qui a des conséquences redoutables pour nos relations extérieures : on admettra par exemple le « partenariat » (euphémisme) du Qatar tout en le prétendant « complice » (sic) du Hamas.

2. Comme c’est le cas dans d’autres démocraties et particulièrement aux USA, le « secret défense » qui est d’ailleurs loin d’être un degré de classification très élevé dans la hiérarchie du secret, devient un voile commode pour abriter, soit des politiques bilatérales dont les motifs réels, le déroulement et les aboutissants devraient être discutés et évoqués au Parlement voire dans le débat public.

Comme son nom l’indique, il est fait pour protéger les intérêts supérieurs de la Nation et non pour abriter des transactions impliquant souvent des intermédiaires grassement rémunérés, des commissions et des rétrocommissions très élevées. De plus le bilan économique et politique final des opérations ainsi réalisées reste ainsi opportunément dissimulé aux regards alors qu’il et souvent beaucoup moins positif (indépendamment même de considérations morales) pour l’économie nationale qu’il n’y paraît au yeux d’un public qui confond souvent marge et chiffre d’affaires. D’autre part, le fait de vendre des armes n’a rien, ou peu à voir avec la nécessité d’organiser une défense française et européenne adaptée aux véritables menaces et financée comme telle : à quoi sert d’occuper l’Etat à vendre des Rafale ou des frégates si c’est pour acheter en Europe du matériel américain et ce qui va avec et priver nos forces de ce dont elles ont besoin dans ce cadre?

3. La prise en main progressive de nos media « lourds » par des capitalistes nationaux aux idées parfois réactionnaires ou des groupes étrangers dont les objectifs généraux restent incertains et la nomination de proches du Président aux postes de commande de l’information publique rendent l’espace disponible pour une information indépendante, libre et critique du public de plus en plus restreint. Le désintérêt de l’opposition de gauche pour ce problème et son irrépressible penchant à de stériles débats internes, la passivité du public trompé par les artifices tactiques de la droite orléaniste au pouvoir font qu’on ne peut qu’être pessimiste sur l’évolution générale.

Dans ce contexte, l’initiative prise de mettre en garde à vue sous prétexte d’atteinte à la sécurité nationale une journaliste qui ne fait que son métier, en réalité pour la contraindre à livrer ses sources, est tristement significative de l’entreprise consistant à protéger définitivement le business privé de l’Etat et tout ce qui va avec, les leçons de la période sarkozyste n’ayant pas été tirées, bien au contraire. On voit mal en effet en quoi le régime du maréchal Al Sissi (pas plus d’ailleurs que ceux de l’Arabie Saoudite voire des EAU d’ailleurs) serait sur le plan de la vie démocratique beaucoup plus recommandable que celui des Mollahs, pour ne prendre que cet exemple et donc pour quelles raisons il mériterait d’être soutenu pour lui-même. Si les intérêts français véritablement nationaux sont en jeu en Egypte pour notre propre défense, c’est donc au gouvernement d’en faire préalablement la preuve avant de pouvoir invoquer le secret défense pour s’attaquer aux journalistes ; or il ne l’a pas faite et pour cause.

On peut mettre d’ailleurs cette action en parallèle avec la tendance, en politique intérieure, à développer une théorie aberrante selon laquelle la loi du Talion pourrait être exercée par les forces de l’ordre : à manifestation ponctuellement violente, répression violente et générale justifiée. Plus insidieuses, les attaques de la technocratie contre les libertés n’en sont pas moins efficaces.

On ne peut qu’espérer et lutter pour que cette atteinte inacceptable à la liberté de la presse soit la dernière.

« La garde à vue d’Ariane Lavrilleux avait pour but de chercher ses sources »

La journaliste Ariane Lavrilleux vient de passer trente-neuf heures en garde à vue pour avoir publié des informations sur une opération militaire secrète entre l’Égypte et la France. Notre émission spéciale, alors que les menaces contre la liberté d’informer se multiplient, à quelques jours de l’ouverture d’« états généraux de l’information ».

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